Il n’existe pas de meilleur moyen de parfaire sa culture philatélique qu’en se plongeant dans la lecture de la presse et des publications anciennes, dans lesquelles se trouvent quantité d’informations précieuses et érudites.
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L’article de la semaine : “Le timbre-poste au spectre”
Cet article, publié dans Le collectionneur de timbres-poste du 1er février 1905 sous la plume du célèbre Arthur Maury, nous a intéressé pour deux raisons. D’une part, parce qu’il nous montre Louis-Eugène Mouchon (celui-là même qui a dessiné les timbres au type Mouchon) aux prises avec un scandale : on l’accuse de rien de moins que d’avoir dissimulé dans un timbre de Serbie l’effigie d’un roi assassiné ! D’autre part, parce qu’on se rend que rien n’a changé dans le monde du timbre depuis 1905, car tout finit… par une spéculation, les philatélistes se précipitant pour acheter le timbre en question dans l’espoir qu’il sera retiré de la circulation (ce qui, malheureusement pour eux, n’arrivera pas).
“Un grand journal anglais The Daily Chronicle et, après lui, tous les journaux du monde ont annoncé la découverte macabre faite récemment sur... un timbre-poste.
A Paris, L'Éclair a même publié une photographie de la victime ou, du moins, de sa tête, balafrée, hideuse comme un débris humain en décomposition. Nous reproduisons ce timbre que d'ailleurs tous les collectionneurs possèdent dans leurs albums, en plusieurs exemplaires sur les timbres serbes du couronnement. Si l'on retourne un de ces timbres, c'est-à-dire si on le place la tête en bas, on arrive à voir, entre les effigies de Karageorges et de Pierre Ier, une tête qui emprunte ses traits aux deux précédentes, tête que l'on a prétendu être celle du roi Alexandre, assassiné à Belgrade l'an passé avec sa femme, la reine Draga. Tout le monde a encore présent à l'esprit ce drame horrible réalisant, au vingtième siècle, les plus effroyables scènes imaginées par Shakespeare.1
En vérité, la tête grimaçante des timbres-poste ne ressemble nullement à celle du roi Alexandre, mais, telle que, on comprend qu'elle ait pu impressionner désagréablement les cerveaux hantés par le souvenir du crime et même le peuple serbe, superstitieux à l'excès.
Pour corser le fait, on a prétendu que la reine Nathalie2 en était l'inspiratrice et que, par vengeance, elle avait dû guider, soit le dessinateur, soit le graveur du timbre, M. Mouchon.
Connaissant bien ce dernier, nous n'avions vu dans l'accusation portée contre lui qu'un tour de concurrents, habilement joué au profit des graveurs anglais ; mais lui, très énervé, crut son honneur engagé et écrivit les lettres suivantes : (…)
A Monsieur le Ministre du Royaume de Serbie, à Paris.
Monsieur le Ministre,
Votre Excellence doit être au courant des bruits qui circulent dans la presse au sujet des timbres commémoratifs du royaume de Serbie, d'après lesquels la reine Nathalie et moi sommes représentés comme ayant agi de concert à l'effet d'obtenir sur ces timbres une lugubre effigie.
Je n'ai jamais été'en relations directes ou indirectes avec Sa Majesté. Je ne la connais que par le nom qu'elle s'est fait dans les lettres et par le triple malheur dont son cœur fut blessé, comme reine, comme épouse et comme mère. Rien ne m'autorise à lui refuser le profond respect que tout le monde lui doit et à la croire capable de l'acte qu'on lui reproche.
J'ai la barbe blanche, soixante-deux ans d'honneur et de probité ; personne, parmi ceux qui me connaissent, ne voudra me croire capable d'une pareille perfidie.
Quel cas pourrait-on faire d'un homme qui recevrait l'argent, l honneur et les félicitations d'un Gouvernement dont il se serait moqué si impudemment ?
Je suis sûr qu'un pareil soupçon n'a jamais effleuré votre pensée, et je serais allé ce matin à votre cabinet, vous assurer de mon loyalisme, si une grippe infectieuse, qui m'a tenu plusieurs jours entre la vie et la mort, ne me clouait pas à la chambre depuis trois semaines.
J'estime qu'un homme qui agirait ainsi ne serait pas digne du grand honneur que le Gouvernement Serbe vient de me faire en m'accordant les insignes de Commandeur de Saint-Sawa et que je ne serais pas digne davantage de porter la croix d’honneur sur ma poitrine.
En conséquence, Monsieur le Ministre, je prie votre Excellence de faire une enquête sur mon honorabilité avant de me remettre les insignes en question. (…)
A présent, nous voudrions prouver, avec quelques exemples à l'appui, que l'excellent artiste qu'est M. Mouchon ne fut pour rien dans cette affaire.
Il est certain qu'à diverses époques, des graveurs ou des lithographes s'amusèrent à composer des sujets bizarres, dont quelques-uns eurent un moment de gros succès. Beaucoup de nos lecteurs, ceux qui ont la barbe grise, se souviendront d'une vignette de la dimension d'une carte à jouer et que l'on s'arrachait à Paris sur les boulevards. « Cherchez le Bulgare » était son titre et il s'agissait, en effet, de découvrir un bonhomme dont le profil était dissimulé dans le feuillage d'un arbre. (…)
Tous les amateurs de vieilles gravures connaissent ces paysages où les arbres, les maisons et les rochers se transforment en une tête humaine rien qu'en faisant faire un quart de tour à l'image.
Dans toutes ces compositions on retrouve facilement l'intention facétieuse du dessinateur : tous les traits sont à deux fins ; il en est autrement lorsque la transformation est l'effet tout fortuit de l'imagination du spectateur ; tels sont, par exemple, le masque attribué à la pleine lune, les féeries, les chevauchées fantastiques des nuages et encore les formes d'hommes ou d 'animaux que les guides s'évertuent à montrer aux touristes dans les montagnes et surtout sur les rochers. (…)
Et c'est bien le cas du timbre serbe, j'ajouterai même que cela prouve que son effigie fantastique est le résultat d'un pur hasard, puisque chacun le voit à sa manière, c'est-à-dire avec des différences parfois très accentuées.
Le dessin que nous donnons ci-dessus est tracé scrupuleusement d'après une photographie agrandie. Le résultat qu'il offre, lorsqu'on le place à l'envers comme ici, pour être horriblement macabre, n'en est pas moins informe et même ridicule ; au contraire si, avant tout, on examine un vrai timbre, placé à l'envers et, cette fois, sans le secours d'une loupe, c'est-à-dire sans le moindre grossissement, le spectre se voit tout à à coup sur la droite des deux têtes et son aspect diffère absolument du premier : les joues s'arrondissent, le nez tourné un peu à droite devient régulier, la bouche s'entr'ouvre et la lèvre inférieure épaissie est toute blanche. Les sourcils également se régularisent et, au-dessus du front, les cheveux sortent un peu d'un bonnet dont la forme est vague. Enfin en regardant plus à gauche, sur l'effigie renversée de Pierre Ier, on devine encore une tète grimaçante à demi effacée. Cet effet extraordinaire est produit par l'imagination bien plus que par les tailles gravées...
Retournons notre album pour nous détacher de cette bizarrerie tragique et pour revenir à la philatélie. L'annonce faite par cent journaux que le gouvernement serbe avait donné l'ordre de racheter tous les timbres du jubilé qui restaient encore dans le commerce a ému beaucoup de collectionneurs qui avaient négligé de se les procurer dès leur émission et qui se sont empressés de réparer cet oubli. (…)
Arthur Maury”
Le lien pour lire en ligne l’intégralité du numéro du 1er février 1905 du Collectionneur de timbres-poste : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9673679k/f49.item
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Le 11 juin 1903, un groupe d'officiers nationalistes, membres de la Main noire, prennent le pouvoir lors du Coup d'État de mai, au cours duquel le roi Alexandre et la reine Draga sont assassinés en plein palais royal et leurs corps mutilés jetés par une fenêtre. Cet épisode sanglant met un terme à la rivalité dynastique entre la dynastie des Obrénovitch et celle des Karageorgévitch pour le trône de Serbie. Les conjurés soutiennent en effet la dynastie des Karageorgévitch, qui accède au trône grâce à ce meurtre, en la personne de Pierre Ier.
Il s’agit de Nathalie Obrénovitch, la mère du roi assassiné.
Merci de prendre le temps de rédiger ces posts aussi instructifs que poétiques !